CHAPITRE 11

Kris eut le bon sens de ne pas résister quand on les emmena, elle et Kathy. Floss et Jax sanglotaient, tandis que Chuck retenait Clune et les garçons, pour ne pas donner aux brutes de Kapash prétexte à utiliser leurs matraques, mi-armes, mi-symbole de leur fonction. La dernière chose qu’elle vit, ce fut Ferris qui disparaissait, sans aucun doute à la recherche de Zainal. Et Ferris le trouverait, où qu’il soit.

– Déclaration frauduleuse, tu parles ! murmura-t-elle à Kathy.

– Pourtant, on explique soigneusement comment moudre les grains et passer le café, dit Kathy, reniflant de terreur et se tordant les mains.

Chuck détestait les femmes qui se tordent les mains presque autant que les pleureuses, mais il avait lui-même envie de pleurer. Natchi l’avait informé le matin même qu’un transporteur d’esclaves était arrivé tôt et repartirait dès qu’il serait plein. Franchement, il croyait Kapash très capable d’y embarquer Kris et Kathy, sur la foi des accusations spécieuses portées contre elles.

Où était Zainal ? Ah, voilà le marchand avec qui il avait rendez-vous aujourd’hui ! Parlant avec plus de calme qu’il n’en ressentait, Chuck le salua et lui demanda quel café il préférait.

– Le plus fort, dit Nilink avec un sourire bon enfant. Je dois avoir toute ma tête pour marchander avec l’Emassi Zainal. C’est étonnant de trouver du café sur Barevi. J’aurais dû en remplir ma soute sur la Terre, ça m’aurait rapporté gros.

– Tu es capitaine d’astronef, Emassi ? demanda poliment Chuck.

Ses vêtements ne révélaient pas grand-chose, bien que de bonne coupe et taillés dans un tissu solide. Il avait l’air d’un homme habitué à donner des ordres et à être obéi. Comme Zainal, en fait, pensa Chuck, se demandant où il était.

– Je suis effectivement capitaine, dit l’homme. Comme l’était Zainal, à ce qu’on dit.

Ferris revint en courant, manquant renverser Nilink, mais s’immobilisant juste à temps avec une révérence d’excuse à l’Emassi.

– J’ai trouvé Zainal. Il est allé voir Kapash. Toutes mes excuses, Emassi, ajouta-t-il.

Kris et Kathy, clamant toujours leur innocence, furent jetées dans une cellule sombre et humide, déjà bondée.

Seigneur, ça recommence ! pensa Kris, car l’ambiance lui rappela fortement la première fois où elle s’était trouvée dans cette situation, avant d’être débarquée sur Botany – quand elle et Zainal avaient été gazés au cours d’une émeute. Le matin même, Chuck avait mentionné qu’un transporteur d’esclaves était arrivé à l’astroport, et l’idée la remplit d’épouvante.

Près d’elle, Kathy s’efforçait de rajuster ses vêtements après les brutalités de la police de Kapash.

– On n’a jamais fait de déclarations frauduleuses. Tu crois que c’est le type d’hier ?

Elle marcha sur un bras par inadvertance, et l’homme tenta de l’attraper par le pied en jurant.

Kris la retint et la poussa vers le mur, où elles trouveraient une place plus tranquille pour attendre.

– Zainal va venir nous chercher, non ? demanda Kathy.

– Bien sûr, dit Kris avec conviction. Chuck aura envoyé Ferris à sa recherche.

Elles repérèrent un espace libre près du mur, mais pas loin des latrines, et la puanteur était si forte qu’elles se remirent à zigzaguer au milieu des autres prisonniers à la recherche d’un lieu moins odorant.

La plupart des détenus étaient couchés par terre, essayant de dormir. Kris se demanda si certains appartenaient à l’équipage dont les frasques avaient détourné Kapash de la petite infraction de Ferris. En tout cas, l’air empestait la bière et l’alcool, c’était irrespirable.

– Il viendra ? répéta Kathy avec une angoisse bien compréhensible.

– Il viendra ! rétorqua Kris d’un ton sans réplique.

Puis, trouvant une place près du mur, elle s’assit par terre, entraînant Kathy après elle.

– J’ai soif, dit Kathy.

– N’y pense pas, Kathy.

Kris se dit que ça ne lui remonterait pas le moral d’apprendre que les prisonniers étaient rarement nourris et abreuvés dans les prisons cattenies. Du moins pas avant d’être embarqués de force dans un transporteur d’esclaves. Kris se força à rester calme en attendant l’arrivée de Zainal. Ferris le trouverait, où qu’il fût.

Mais à peine étaient-elles assises que les portes s’ouvrirent et que des geôliers, faisant claquer leurs électrofouets, leur aboyaient de se lever et de sortir. Elle sursauta quand une porte latérale coulissa, révélant une rampe. Elle se rappelait bien ce genre de rampe et s’efforça de réprimer sa peur. Kathy, qui avait quitté la Terre sur l’un des premiers vaisseaux, me réalisa pas ce qui se passait, et Kris se garda bien de le lui dire. Les geôliers poussèrent les détenus vers la rampe. Kris saisit le bras de Kathy, la tirant en arrière.

– Zainal, où es-tu ? murmura-t-elle.

Elles furent parmi les dernières à monter à bord. Kris regarda l’entrée principale par-dessus son épaule, espérant contre tout espoir voir la haute stature de Zainal sur le seuil et entendre sa voix commander aux gardes de les libérer. Car il viendrait les libérer, c’était certain. Le bout d’un électrofouet l’atteignit au bras, mais sa manche atténua la douleur et, malgré sa résistance, elle fut poussée sur la rampe et dans la soute d’un KDM.

– On est sur un vaisseau, dit Kathy, effrayée.

– Oui, et alors ? dit Kris, s’étonnant de son calme.

– Qu’est-ce qu’on fait sur un vaisseau ? Où est Zainal ?

– Il essaie de nous libérer, j’en suis sûre, répondit Kris, bien que peu rassurée par l’odeur de la soute.

C’était un vaisseau d’esclaves, et il puait la peur et les excréments.

La porte de la soute claqua, puis un garde la ferma hermétiquement.

– Trouve un espace près de la paroi, Kathy, dit Kris, la tenant par la main pour qu’elles ne soient pas séparées par les autres prisonniers qui erraient au hasard.

« Dépêche-toi, Zainal, psalmodiait Kris intérieurement. Trouve-nous, libère-nous. »

Une brusque secousse du vaisseau qui quittait sa nacelle les projeta à genoux, et Kris faillit crier de peur et de souffrance quand son genou atterrit rudement sur un boulon du pont. Il n’y aurait pas de riante Botany au bout de ce voyage.

Elles sentirent la traction du décollage, qui les fit glisser jusqu’à l’autre bout de la soute, entassées sur tous les autres corps.

– J’ai peur, Kris, dit Kathy, comme le pont vibrait sous elles après le décollage. C’est ce qui est arrivé avant, ajouta-t-elle, au bord des larmes, et Kris lui entoura les épaules de son bras.

– Je sais, acquiesça Kris. Mais Zainal va mettre fin à cette farce. Attends et tu verras.

– Cette accusation est une farce, Kapash, disait Zainal, faisant irruption dans le bureau et demandant des explications.

– Un client mécontent a parfaitement le droit de porter plainte contre un marchand qui lui vend un article imparfait ou qui lui en a donné une description erronée.

– Tu sais que nous troquons du café. Et tu en as bu assez pour savoir que notre café est tel que nous le disons.

Kapash sourit à Zainal, manifestement ravi de sa déconfiture et se renversa nonchalamment dans son fauteuil.

– Bon, quelle amende imposes-tu ? Je vais te la régler et tu libéreras Kris et Kathy.

Kapash joignit le bout de ses doigts, ignorant l’impatience de Zainal.

– L’amende standard est de quarante pièces cattenies.

– Ça a augmenté depuis mon temps, hein ?

Le fauteuil de Kapash retomba bruyamment, et Kapash fixa durement Zainal. Puis ils entendirent le grondement d’un vaisseau qui décollait. Kapash sourit.

– Si ces femmes sont sur ce vaisseau, Kapash, tu le regretteras. Elles ont été faussement accusées, et tu le sais.

– Vraiment ? dit Kapash, jouant l’innocence, ce qui convainquit définitivement Zainal de sa duplicité.

– Qu’est-ce qu’il te faut, Kapash, pour signer un ordre de libération et arrêter ce vaisseau avant qu’il ne quitte l’orbite de Barevi ?

– Qu’est-ce qu’il nie faudrait ? demanda Kapash, tambourinant rêveusement sur la table.

– Arrête ton cinéma. Je veux que tu arrêtes ce vaisseau avant qu’il ne quitte ce système. Qu’est-ce que tu veux ?

– Savoir où les Eosis ont caché leurs trésors.

– Quoi 1 dit Zainal, le toisant avec mépris et consternation. Comment veux-tu que je le sache ?

– Tu devais être l’hôte d’un Eosi, et tu as sans doute été informé de ces choses.

– Non, absolument pas, parce que je ne suis jamais devenu l’hôte de Pe. Ne sous-estime pas la ruse des Eosis, Kapash. Ils ne faisaient de confidences à personne, et surtout pas à un hôte futur.

– Mais quelqu’un doit pourtant le savoir ! s’exclama Kapash. Ils avaient tellement de trésors ! Tellement d’argent grâce à leurs affaires et loyers, sans compter la plupart des objets précieux pillés sur la Terre.

– Je suis sûr qu’ils ont fait de bonnes affaires, mais je ne sais pas où ils ont caché leurs biens. Qu’est-ce que tu veux, Kapash ?

– Je suis certain que tu as discuté avec leurs assistants, poursuivit Zainal, répugnant à perdre du temps en bavardages inutiles.

– Ils ne savaient pas ça ! dit Kapash, faisant claquer ses doigts. Et nous les avons tous interrogés un par un.

Et sans trop de ménagements, pensa Zainal, mais il ne ressentait aucune pitié pour ces traîtres qui avaient mené la grande vie en servant leurs maîtres eosis.

– Quelque chose que je peux te donner, Kapash.

Zainal n’osait pas trop le bousculer, et pourtant il y avait urgence. Seul Kapash pouvait arrêter l’astronef à la station spatiale avant qu’il ne quitte le système pour la colonie qui était sa destination.

– Ton café en grains, dit Kapash, prenant une décision.

– Il ne m’en reste plus tellement. Il s’est bien vendu, dit Zainal, s’efforçant de se rappeler combien de sacs se trouvaient encore dans la soute.

– Tu as un astronef. Tu peux retourner sur la Terre pour en charger d’autre et revenir ici. Et j’aurai la concession sur le marché pour aussi longtemps que je voudrai.

Il griffonna quelques mots sur un bout de papier qu’il passa à Zainal à travers la table.

C’était l’ordre de céder tout le café en grains restant abord du BASS-1.

– Signe d’abord l’ordre de libération des prisonnières, Kapash, dit Zainal, lui montrant les formulaires de couleurs empilés dans un placard derrière lui. Formulaire bleu, dit-il, se rappelant ce détail du temps où il était gérant du marché.

– Leurs noms ? dit Kapash, le stylo sur le formulaire.

– Dame Emassi Kris Bjornsen et capitaine Emassi Katherine Harvey.

Il épela les noms, sans quitter Kapash des yeux. Quand l’ordre de libération fut dûment rempli, signé et orné du sceau officiel, Zainal signa l’ordre de cession du café.

– En outre, tu n’utiliseras plus le café comme objet de troc, dit Kapash, sachant parfaitement qu’ainsi il mettait fin à la mission de Zainal sur Barevi.

Il tendit la main vers l’ordre de cession, mais Zainal le tint hors de sa portée et montra le tableau de communications à La droite de Kapash.

– Seulement si tu appelles Ladade immédiatement pour qu’il retienne ce vaisseau à la station spatiale.

Kapash sembla hésiter. Se rappelant sa couardise, Zainal leva un poing menaçant, alors Kapash décrocha son combiné.

– Oui, n’autorise pas ce vaisseau à partir, commandant Ladade. Deux prisonnières ont été lavées des accusations faussement portées contre elles et doivent donc être débarquées… C’est absolument nécessaire, commandant… Oui, et je suis en route pour assurer leur libération. J’ai le formulaire exigé… Non, non, ce ne sont pas des meurtrières, commandant, mais des marchandes accusées injustement… Oui, oui, très inhabituel.

Il se tut un instant, écoutant Ladade. A l’éclair qui brilla dans son œil, il sembla qu’il avait du mal à convaincre Ladade.

– Et je suis tout à fait d’accord, Ladade. Nous n’avons besoin ni l’un ni l’autre de ces petits problèmes agaçants. Mais je dois maintenir ma réputation de gérant juste. C’est pour moi une question d’honneur… Oui, oui, nous arrivons avec l’ordre de libération.

Kapash se leva, coupant la communication et enfonçant vivement un autre bouton.

– Préparez ma navette, dit-il, reposant son communicateur. Bon, donne-moi ça maintenant, Zainal, dit-il, lui arrachant presque l’ordre de cession du café.

Zainal le lâcha à regret. Mais si Kapash ne tenait pas sa part du marché, il le reprendrait, et casserait les reins à Kapash.

La vibration des moteurs cessa, et Kris reprit espoir.

– Il les a obligés à stopper ? demanda Kathy, s’efforçant de ne pas trembler.

– Lui ou un autre, dit Kris. Où qu’ils nous emmènent, ils n’ont pas eu le temps d’aller très loin.

Elle fouilla dans sa mémoire, pour se rappeler le protocole de la station spatiale.

– Ils ne doivent pas obtenir l’autorisation de la station pour sortir du système ? demanda Kathy.

– Oui, en effet, dit Kris, soulagée. Pour s’assurer que toutes leurs dettes ont été payées et pour annoncer leur destination. C’est du moins ce que dit Zainal. Non, nous n’avons pas quitté ce système.

– Ce n’est pas possible.

Ladade accueillit Kapash et Zainal au sas, manifestement contrarié par cette perturbation de son programme, mais il reconnut Zainal et il modifia son attitude.

– Ah, Emassi Zainal, je ne pensais pas avoir le plaisir de te revoir, dit Ladade, presque cordialement, portant la main à sa poitrine en un salut respectueux.

Zainal lui rendit la politesse.

– Ça fait une paye, Ladade !

– Tu connais les deux prisonnières libérées ?

– Ma compagne et le capitaine d’un de mes KDM, dit Zainal.

– Faussement accusées par un fonctionnaire trop zélé, dit Kapash, éludant l’affaire d’un geste désinvolte.

Zainal tendit à Ladade l’ordre de libération.

– Les trafiquants d’esclaves tels que ce Fartov, tu sais comme ils sont pressés ; il a décollé sans attendre mon autorisation, dit Kapash, cherchant à se dédouaner aux yeux de Ladade.

A l’air de Ladade, il ne semblait pas estimer Kapash outre mesure ni le croire capable de beaucoup d’honnêteté. Naturellement, Fartov reversait sans doute à Kapash une part des bénéfices qu’il faisait sur chaque transport d’esclaves. Zainal dansait nerveusement d’un pied sur l’autre, désirant en venir à la libération des prisonnières avant qu’elles ne soient trop traumatisées par l’atmosphère fétide de la soute.

– Je t’en prie, pouvons-nous passer aux affaires sérieuses ? dit-il, s’efforçant de ne pas paraître trop anxieux.

Il ne connaissait de Ladade que sa réputation de commandant de station très compétent.

– Naturellement, dit le commandant, leur faisant signe de retourner dans la navette. J’ai ordonné à Fartov d’attendre mon autorisation, qu’il n’obtiendra pas avant d’avoir libéré les deux personnes injustement détenues. Toi et Kapash, je ne sais pas comment vous vous êtes mis d’accord pour ce sauvetage in extremis hautement inhabituel, mais je n’aime pas perturber inutilement mon programme.

Zainal reconnaissait une demande de pot-de-vin quand il en entendait une. Il réfléchit à ce qui lui restait de valable, et ne trouva rien qui pût tenter Ladade.

– As-tu idée de ce que je pourrais faire pour remédier à ce contretemps ?

– Tu étais bien l’hôte d’un Eosi nommé Pe ?

– Tu ne crois pas toi aussi que je sais où les Eosis ont caché leurs trésors ? railla Zainal. Si ses assistants n’en avaient aucune idée, comment le saurais-je ? Je l’ai vu deux fois, et je n’ai jamais été son hôte.

Ladade n’avait pas l’air convaincu.

– De plus, ne trouvez-vous pas curieux, tous les deux, qu’un Emassi Catteni ait été incarcéré dans la prison commune pour être déporté si opportunément ?

– Mais tu devais être l’hôte d’un Eosi, dit Ladade, les yeux exorbités d’incrédulité.

Kapash ne fit pas de commentaire. En fait, il se tenait très raide, ce qui confirma à Zainal qu’il avait été impliqué dans son enlèvement d’une manière ou d’une autre. Payé pour ignorer la présence d’un Catteni dans un groupe mixte, sans aucun doute, car il était notoirement cupide.

– A l’évidence, quelqu’un – et Zainal les regarda alternativement – a vu là l’occasion de se débarrasser de moi définitivement.

– Je n’avais pas pensé à ça, dit Ladade, se frictionnant pensivement le menton en regardant Zainal dans les yeux.

– Le temps que vienne pour moi le temps d’être un hôte, j’avais déjà été largué, alors, naturellement, je suis resté.

Ladade le regarda avec un semblant d’approbation. Une fois de plus, Zainal se demanda qui étaient les commandants de la station spatiale et du marché à l’époque. Sans doute qu’un dissident indécis l’avait trahi pour le bénéfice que cette information pouvait lui rapporter.

– Mais il me vient une idée que toi, commandant, tu es remarquablement placé pour exploiter.

– Oui ?

– Cette station enregistre tous les vaisseaux qui entrent et sortent du système, de même que leur destination, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Ladade.

– Tu le sais bien.

– As-tu jamais pensé à regarder si les astronefs des Eosis faisaient de fréquentes escales en certains ports écartés et peu fréquentés ?

Ladade réfléchit à la question, promenant son regard sur le personnel occupé à des activités de routine. Les trois hommes n’avaient pas parlé fort, pourtant Ladade et Kapash regardèrent autour d’eux pour s’assurer qu’aucun n’était proche quand Zainal avait fait cette suggestion.

– Je me ferai un plaisir d’en discuter avec toi quand mes amies auront été libérées, dit Zainal.

– Comme je me ferai un plaisir de discuter cette stratégie avec toi, Zainal, dit Ladade. Dites au capitaine Fartov que nous venons libérer deux prisonnières.

Puis, d’un geste péremptoire, il fit signe à Zainal et Kapash de retourner dans la vedette.

C’était affreux, cette attente dans l’obscurité fétide, pensa Kris, mais elle ne perdait pas espoir tant que les moteurs de l’astronef ne se rallumaient pas – non, même s’ils se rallumaient. Zainal était plein de ressources. Il ne les laisserait pas expédier dans une colonie d’esclaves. Mais l’attente était terrible. Et comme tous les autres réalisaient qu’ils étaient déportés sans espoir de retour, leurs gémissements et leurs sanglots étaient à la fois pathétiques et contagieux, et Kris réprima à son tour un sanglot qui montait dans sa gorge. Zainal viendra C’était à la fois une litanie et une prière.

Elle sentit une secousse se réverbérer dans toute la coque. Plus un écho qu’une commotion. Comme si un vaisseau s’était arrimé au sas.

Oh, Zainal, Zainal !

Des mains rudes caressaient une de ses chevilles. Elle donna un coup de pied et sa semelle entra en contact avec quelque chose de mou. Quelqu’un grogna et jura, mais la main lâcha sa cheville.

– Plus jamais ça ! gronda-t-elle d’une voix de Catteni, autant parce que la peur lui serrait la gorge que parce qu’elle avait la bouche desséchée.

Presque dans un état second, elle entendit la porte s’ouvrir, grinçant dans ses glissières, et vit le rayon d’une torche électrique se promener sur les visages.

– Zainal ? cria-t-elle, espérant contre tout espoir que c’était lui et qu’elles étaient sauvées.

Près d’elle, Kathy remua et se leva péniblement.

– Kris ? Kathy ? cria la voix qu’elles connaissaient si bien.

C’était Zainal.

– A droite, Zainal, dit-elle ayant besoin de lumière pour se frayer un chemin dans le fouillis de corps affalés sur le sol.

Le rayon de la torche vint se poser sur elles. Kathy, déjà debout, poussa un cri de soulagement et fila vers la porte. Kris, le genou endolori par sa chute, eut plus de mal à se lever. Mais Zainal la rejoignit aussitôt, la serra contre lui, puis l’emporta dans ses bras hors de la prison. La porte se referma dès qu’ils furent dans la coursive. Zainal la reposa sur ses pieds et fit signe à un Catteni qu’elle ne connaissait pas. Elle ignora Kapash.

– Commandant Ladade, voici ma compagne, Dame Emassi Kris Bjornsen, et l’Emassi Capitaine Katherine Harvey.

Ladade agita une feuille de papier bleu.

– Vous êtes officiellement libérées pour cause d’accusation injustifiée.

– Je t’avais bien dit que nous n’avions rien fait, Kapash, croassa Kathy, la gorge sèche.

Elle se reprocha cette manifestation de faiblesse. Elle aurait dû feindre l’indifférence devant cette tentative de Kapash pour la rabaisser.

– Tu es libre, non ? rétorqua Kapash avec un sourire mauvais.

Kris le gratifia d’un long regard méprisant.

– Nous n’avons jamais vanté faussement nos produits, et tu le sais, Kapash.

Il haussa les épaules, levant les mains en un geste désarmant, suggérant qu’il n’avait fait que son devoir.

– Commandant Ladade, crépita une voix dans les communicateurs de la salle de contrôle. Vaisseau Xll-233 sollicite l’autorisation de décoller.

Le commandant eut un petit sourire.

– Si vous voulez bien me suivre.

Il se tourna vers bâbord. Les autres suivirent, Kapash fermant la marche.

Zainal serrait très fort la main de Kris en lui caressant les doigts de son pouce.

– Détends-toi, mon cœur. Je cherchais l’occasion d’entrer dans la salle de contrôle. Fais-moi plaisir.

Il fallut à Kris toute sa concentration pour forcer ses jambes à suivre le rythme imposé par Ladade, et elle pensa qu’elle et Kathy fonctionnaient grâce à une décharge massive d’adrénaline qui, espérait-elle, durerait jusqu’à ce qu’elles aient quitté cette maudite station et aient retrouvé leurs amis. Mais elles étaient sorties de cet effroyable vaisseau prison. Et elles étaient en sécurité avec Zainal.

Puis ils furent dans la tour de contrôle de la station spatiale avec, en bas, les feux de position des astronefs qui scintillaient. Une série de feux clignotaient, à l’évidence pour attirer l’attention.

– X11-233, ici commandant Ladade. Vos affaires sont maintenant en ordre, et vous avez l’autorisation de décoller.

Une voix râpeuse de Catteni, remarquablement polie, accepta la permission. Quelques instants plus tard, Kris vit l’éclair des boosters inter-système qui s’allumaient et le vaisseau s’envoler lourdement vers l’espace – sans elle ni Kathy. Elle s’appuya contre Zainal, défaillant presque de soulagement. Kathy s’était assise sur la première chaise libre, ignorant le regard mauvais d’un subordonné devant tant d’impertinence.

– Quelle est sa destination ? s’enquit Zainal, comme s’il se croyait obligé de dire quelque chose.

Elle sentait qu’il était tendu, et se demanda ce qu’il cherchait. Elle réalisa qu’il fixait l’écran le plus proche.

Haussant les épaules avec indifférence, Ladade dit à un employé d’appeler le fichier, dont seule Kris savait quelle importance Zainal lui attachait. Elle le vit soupirer.

– Szerion 28.4. 32. Une colonie minière, dit Ladade. Planète très riche en matières premières, que tu as toi-même découverte pour les Eosis, je crois.

– C’est exact, Ladade, répondit Zainal d’une voix neutre. J’ai effectivement découvert cette planète. Dommage qu’elle ait été si riche en minerais. Elle aurait pu être colonisée.

– Je vous en prie, dit Ladade, leur faisant signe à tous, y compris à Kapash, de franchir une porte à bâbord qui ouvrait dans son bureau privé, juste à côté de la passerelle de commandement.

– Les dames aimeraient sans doute un rafraîchissement, dit-il avec courtoisie.

De l’eau serait appréciée, dit Kris avec dignité, et il lui fit signe de se servir au petit bar.

Elle remplit deux verres à la carafe et en donna un à Kathy. Elle le vida, s’efforçant de boire lentement pour ménager son estomac.

– A ton avis, quels seraient les paramètres des étapes de Pe, Zainal ?

Zainal montra l’écran sur le bureau de Ladade.

– Si tu veux bien appeler son fichier, dit-il en se plaçant derrière lui pour voir l’écran. Ah, tu remarqueras qu’il a fait plusieurs fois escale à ces coordonnées, fit-il, tapotant l’écran de l’index.

– Oui, oui, mais il n’y a rien à cet endroit. Pas même une lune, protesta Ladade.

– Tu devras sans doute te rendre à ces coordonnées pour voir ce qu’il y a dans l’espace proche.

– Dans l’espace 1

– Quel meilleur endroit pour cacher quelque chose quand on est seul à le savoir ?

– Mais… mais…

– Cela demandera peut-être de longues recherches, mais pense au bénéfice, Ladade.

– Où ? Où ? dit Kapash, contournant le bureau.

Mais avant qu’il ne pose son regard sur l’écran,

Ladade effaça les données, le foudroyant du regard. Zainal se redressa, mais Kris, qui le connaissait bien, vit une lueur dans ses yeux. Quoi que ce fût qu’il cherchait, il l’avait trouvé. Elle se demanda ce que c’était.

– Et qu’en est-il d’Au ?

L’Eosi Au avait autrefois commandé cette station spatiale et le marché de Barevi.

Zainal haussa les épaules.

– Vous le connaissiez mieux que moi, tous les deux. Et aussi ses habitudes, si tu veux bien prendre le temps de réfléchir, Kapash, au lieu de te laisser aveugler par la cupidité.

– Tu m’es redevable.

Kapash, contenant à peine sa colère, le menaça de l’index.

– Alors, laisse-moi te payer ma dette aussi vite que possible, Kapash, dit Zainal d’un ton si menaçant que même Ladade, fasciné par la théorie de Zainal, leva les yeux de son écran.

– Dans ce cas, je ne te retiendrai pas plus longtemps sur cette station, Kapash, dit Ladade, montrant la porte, et Kapash n’eut d’autre choix que d’obéir à ce congé sans appel.

Ce qu’il fit à contrecœur, bien que poussé par Zainal.

– Qu’as-tu payé comme rançon pour notre libération ? dit Kris à l’oreille de Zainal comme ils enfilaient le long couloir conduisant à la navette de Kapash.

– Le café, murmura-t-il.

Kris fut à la fois atterrée et contente que sa vie ait été rachetée par du café. Elle comptait vraiment beaucoup pour lui. Mais parlait-il de tout le café ? Pour quelqu’un qui venait de perdre leur principale monnaie d’échange, il avait l’air curieusement satisfait. Quoi qu’il ait trouvé, elle espéra que cela en valait la peine.

Elle constata qu’il lui restait à peine la force de monter dans la navette. Kathy était d’une pâleur inquiétante et se laissa tomber sur le premier siège venu. La fierté maintint Kris sur ses pieds.

– Zainal, est-ce qu’il y a quelque chose à manger à bord ? Et j’ai encore soif.

– Je vais voir.

Il fouilla dans la kitchenette, ne trouvant que quelques rations cattenies. Il leur en donna une à chacune, puis il leur apporta de l’eau. Kathy découvrit un petit paquet de café en grains dans sa poche et le tendit à Zainal.

– Kapash, tu as un moulin café à bord ? demanda Zainal.

– Pourquoi faire ? répliqua-t-il d’un ton revêche.

– Nous avons quelques grains à moudre.

– Ils m’appartiennent tous, Zainal, ne l’oublie pas, dit-il, lui arrachant le paquet Et nous irons immédiatement à ton astronef pour m’assurer que pas un grain de mon café ne sera distribué sur Barevi.

– Oh ! fit Kathy.

Elle leva sur Zainal des yeux inquiets.

– Ne t’en fais pas, Kathy.

Mais sur son visage se lisait la consternation qu’il verrait sur les visages de tous les participants à la mission. Non qu’il craignît qu’ils ne lui reprochent d’avoir troqué le café contre la vie des deux femmes. Il fit un clin d’œil à Kathy, si étonnée qu’elle baissa les yeux et continua à mastiquer la ration coriace.

Kris parvint à manger, puis elle se renversa dans son fauteuil, pensant à la bonne douche qu’elle allait prendre pour se débarrasser de la puanteur de la prison.

Quand ils débarquèrent, Natchi et Erbri se présentèrent au pied de la rampe. Ferris était avec eux, tellement soulagé de voir les femmes escortées par Zainal qu’il poussa un ululement frénétique, faisant sursauter tout l’astroport. Puis il partit en courant chercher un véhicule.

Natchi aida Kathy à monter dans le petit cart motorisé qu’il ramena, et il en paya même la location quand ils arrivèrent au KDM. Jax et Floss pleurèrent de soulagement en voyant leurs amies arriver à leur nacelle. Puis Clune et les frères Doyle apparurent, Nonante porta Kris à bord car le choc l’avait laissée sans force.

Chuck arriva avec Gino et Sally Stoffers, que Ferris était allé chercher au marché. Eric vint aussi, mais repartit bientôt s’occuper d’un patient qu’il avait laissé dans son fauteuil sous la surveillance de Tavis.

Il y avait du café tout frais passé, et Floss coupa en rondelles les dernières bananes mûres, sûre qu’elles leur feraient du bien et seraient faciles à digérer.

Kris et Kathy terminèrent leur collation, reconnaissantes envers Floss. Puis elles décidèrent qu’elles se sentiraient mieux après avoir pris une douche et changé de vêtements, et elles s’excusèrent.

– Alors ? demanda Chuck à Zainal, haussant un sourcil broussailleux. Kapash, tes hommes ont emporté le reste du café.

Puis, se penchant vers Zainal, il demanda plus bas :

– C’était le prix de leur liberté ?

– Exactement, reconnut Zainal.

– Elles le valent bien. Elles ne semblent pas avoir beaucoup souffert.

– Heureusement, dit Zainal d’un ton si menaçant que Chuck sourit jusqu’aux oreilles. Kapash, tu veux inspecter nos soutes pour être sûr que nous avons tenu parole ?

– Tu es un homme d’honneur, Zainal, dit Kapash, écartant la proposition d’un geste désinvolte.

– Il ne restait que deux sacs, dit Chuck, et les sachets ramenés du marché en vous attendant.

A son air, Chuck semblait soupçonner Kapash d’avoir forgé les accusations de toutes pièces juste pour obtenir le café.

– Veux-tu que je te rembourse une partie du loyer, Zainal, maintenant que tu n’as plus de raisons de rester ? demanda Kapash avec une politesse étudiée.

– Nous avons encore des produits échangeables, gérant du marché, dit Zainal, tout aussi courtois, en le raccompagnant au sas.

– Alors, c’est lui qui a monté le coup, hein, Zainal ?

– C’est une possibilité, reconnut Zainal, le sachant très retors.

La cupidité était le principal trait de caractère de Kapash, ce qui signifiait qu’il s’était rendu compte de l’engouement pour le café. Zainal quitta la cuisine pour se rendre à la salle de contrôle. Curieux, Chuck le suivit et le trouva en train d’allumer les écrans principaux. Zainal entra quatre lettres, puis se renversa dans son fauteuil, regardant l’unité traiter ce code.

Un menu apparut, Zainal tapa une autre série de chiffres et, soudain, l’écran déroula ligne à ligne une liste où Chuck crut reconnaître des identifications d’astronefs.

– Qu’est-ce que tu nous ramènes là, mon vieux Zainal ? dit Chuck, s’asseyant près de lui.

/

– J’ai rencontré notre bien-aimé commandant de la station spatiale, et il a eu l’obligeance d’appeler quelques fichiers pour moi, ce qui m’a informé des mouvements d’astronefs – mais je suis sûr qu’il n’en avait pas l’intention.

Un sourire éclaira son visage généralement impassible.

– Il m’a donné l’occasion de voir deux de ses codes. L’un, celui-ci (il enfonça le bouton « sauvegarde » et un autre, ordonnant l’impression de tout le fichier) est la liste de tous les vaisseaux entrés et sortis de la station depuis… oh, sans doute depuis dix ans. Cela devrait nous suffire.

– Et quel était l’autre code, Zainal ?

Zainal revint au menu et tapa un autre code.

– Celui-là exigera plus de temps et d’efforts, dit Zainal. Mais ça devrait en valoir la peine. Il nous donne les mouvements de tous les astronefs eosis arrivant à Barevi et en repartant. J’ai aussi appris que les Eosis ne conservaient pas leur part de butin dans des établissements fixes, mais cachaient leurs trésors là où eux seuls pouvaient y accéder. Si nous analysons leurs vols et leurs destinations, nous pourrons découvrir où ils faisaient escale.

– Finalement, bonne journée malgré l’angoisse. Tu as ramené Kris et Kathy et, en plus, tu as trouvé ce que tu cherchais.

L’imprimante crachait à présent une foule de feuilles.

– Oui, dit Zainal avec satisfaction. Nous en savons beaucoup plus sur les déportations d’esclaves qui ont suivi l’invasion. Peut-être même que je trouverai combien Ladade a touché des capitaines comme part de butin.

– Pourtant, il paraît que Ladade est honnête, dit

Chuck, terminant sa remarque sur une note interrogative.

– Tout dépend de ta conception de l’honnêteté, répliqua Zainal.

Tendant la main, il prit un paquet de feuilles dans le panier de l’imprimante et les feuilleta rapidement.

– Nous devons maintenant rentrer sur Botany, puis retourner sur la Terre. Vous avez trouvé d’autres pièces pour nos véhicules ?

– Nous avons obtenu des pneus de Nilink, le marchand que tu devais rencontrer ce matin, et il a été très contrarié que Kapash lui coupe l’herbe sous le pied.

– Il vous a livrés, ou vous êtes allés chercher la marchandise ?

– On est allés la chercher, mais son entrepôt est bien gardé.

– Plein ?

– Ce qu’on a pris ne représente qu’une seule pile de son magot. Qu’est-ce qu’il avait en tête en stockant des pneus ? Ils sont inutilisables sur les véhicules cattenis, et on ne peut rien faire avec leur caoutchouc. Impossible de le fondre, comme les métaux. Au fait, il a aussi des batteries.

– Tu sais, Chuck, je crois qu’on s’y est mal pris depuis le début.

– Si tu penses la même chose que moi, tu as raison, Zainal.

Il sourit, gloussa et se frotta les mains.

– Et ça donnera une bonne leçon à Kapash.

– A propos de Kapash, attends un peu…

Retournant au menu, il choisit un autre fichier et l’ouvrit.

– C’est exactement ce qu’il me faut. Le tableau de service de la prison.

Il revint en arrière et s’arrêta sur une date. Maintenant, Chuck reconnaissait le nom de Kapash en caractères cattenis. Zainal finit par sélectionner le nom « Kapash > et une date.

– Ce ne serait pas justement la date où on nous a lancés vers Botany 1 Avec Kapash de service ?

– Très perspicace, Chuck. C’est exactement ça.

Au tour de Zainal de se frotter le s mains.

– Je regrette de ne pas avoir les fichiers du bureau de Kapash, marmonna-t-il, content quand même de découvrir que ce dernier avait trempé dans sa déportation.

Car maintenant il avait la preuve que Kapash était de service le jour où lui, Kris et les autres avaient été expédiés sur Botany dans un vaisseau d’esclaves. Le « devoir » de Kapash lui commandait d’exclure un Catteni d’un tel groupe.

– J’ai la preuve et le motif.

Un sourire bizarre se dessina sur les lèvres, puis, secouant la tête, il reprit son air impassible.

– A propos de cupidité…

Zainal fit une pause, tambourinant des doigts sur le bureau.

– Où s’attend-on le moins à trouver des trésors ?

– Juste sous son nez ? proposa Chuck.

– C’est probable. Pe avait une curieuse personnalité, même pour un Eosi, gloussa Zainal. Ça vaudrait la peine de jeter un coup d’œil en repartant.

– En repartant ?

– On se ferait moins remarquer, et on pourra toujours revenir. En attendant, j’ai l’intention de punir Kapash de sa cupidité. Un voleur ne doit pas pouvoir jouir de ses vols.

– Mais tu lui as donné le café pour récupérer les filles.

Zainal le gratifia d’un sourire bizarre.

– En tant que gérant du marché, Kapash a le droit de punir les voleurs, mais aussi l’obligation d’indemniser les marchands pour les pertes qui peuvent survenir pendant que leurs produits sont sous sa garde.

La mâchoire de Chuck s’affaissa.

– Zainal ?

– Il a une dette envers moi, d’un Catteni à un autre, pour emprisonnement illicite, et je ne prendrai que ce qui est légal pour liquider cette dette et réparer les insultes faites à nos femmes.

Natchi, Erbri et Tavis participèrent au dîner célébrant le retour des deux femmes. Erbri avait apporté un rôti d’une sorte de bovin chassé dans les forêts de Barevi. Comme les chasseurs étaient généralement des Cattenis en permission, ils vendaient souvent leurs prises à des marchands, même si, parfois, ils faisaient débiter les bêtes et emportaient les meilleurs morceaux sur leurs vaisseaux pour améliorer l’ordinaire. Le rôti était tendre et juteux et tout le monde se resservit.

– J’ai encore une tâche à accomplir, dit Zainal quand tous, même Ferris, déclarèrent avoir assez mangé.

Il regarda Peran et Bazil.

– Puis nous repartirons pour Botany.

– Oh, non, je ne peux pas, dit Eric, stupéfait. J’ai trop de patients qui attendent leurs bridges et leurs couronnes pour partir maintenant.

– Oh, nous reviendrons, n’aie crainte, dit Zainal.

– Ecoute, docteur Eric, tu peux rester ici, dit Tavis. Ma famille se fera un plaisir de t’inviter, et j’ai tellement à apprendre de toi.

– Et je vais rester aussi, dit Ferris. Tu veux bien, docteur Eric ? Tu sais que je peux être très utile. Je t’en prie, Zainal, je t’en prie ! supplia-t-il.

– J’y penserai, Ferris. Mais tu pourrais être vulnérable.

– Non, dit soudain Tavis avec une dignité inattendue. S’il est employé par le Dr Eric, il doit rester, naturellement. Et ma famille le protégera aussi.

– Tu as déjà beaucoup appris, Tavis, dit Eric avec bonté. Zainal, je ne peux vraiment pas partir ou tout ce que j’ai fait ici pour la dentisterie sera perdu.

– Je n’ai pas d’objections à ce que tu restes, Eric. En fait, j’aime mieux ça, mais tu risques d’être exposé à certains dangers. Professionnellement, tu n’es pas impliqué, dit Zainal, énigmatique. Peux-tu garantir la sécurité d’Eric auprès de ta famille ? demanda-t-il à Tavis.

– Nous garantirons sa sécurité si c’est nécessaire, dit Tavis, relevant le menton pour montrer sa détermination. De plus, l’Emassi Dr Eric a beaucoup de patients riches et influents. Il ne lui arrivera rien.

– Parfait. Nous ne resterons pas absents très longtemps, mais il pourrait y avoir des répercussions.

– Des répercussions ? s’étonna Eric. Ah oui, parce que personne n’aimera avoir affaire à Kapash pour le café.

– J’ai entendu quelque chose qui m’intrigue, dit Natchi, l’air maussade.

Le vieux vétéran avait vraiment apprécié son café du matin et sa place assise au soleil.

– A savoir qu’à partir de maintenant c’est Kapash qui vendra le café ?

– Ses réserves sont limitées à ce qu’il a, dit Zainal.

– Alors, il n’a pas l’exclusivité de la vente du café ?

– Il le croit peut-être, répondit Zainal avec un petit sourire, mais ce marché est libre pour tous les marchands, et ce n’est pas une règle qu’il peut tourner. Et je vais veiller à ce qu’elle soit respectée. Maintenant, j’ai la preuve que Kapash était de service à la prison le jour où nous avons été déportés sur Botany.

Tout le monde écarquilla les yeux et retint son souffle.

– Je le savais, je le savais, dit Natchi, grommelant un chapelet de jurons que personne ne comprit, ce qui était aussi bien, se dit Zainal. Sale limace des marais ! Puisse-t-il se noyer dans sa bave !

– Il le pourra, légitimement, si vous êtes tous d’accord pour prendre certains risques demain avant notre départ.

– Quoi ? Qu’est-ce qu’on aura à faire ? se proposèrent-ils d’un commun accord.

Même Kathy semblait impatiente de participer, à en juger d’après son regard vengeur.

Zainal posa les coudes sur la table, attachant un regard insistant sur Natchi et Erbri.

– J’avais déjà l’intention de vous emmener sur Botany pour vos qualités de mécaniciens, mais ce sera peut-être aussi – si vous acceptez l’opération de ce soir – pour d’autres raisons.

– Comme ? s’enquit Natchi.

– Il nous manque encore un nombre de pièces considérable…

– Alors on va les voler et Kapash devra payer l’assurance ! dit Ferris, sautant sur sa chaise, heureux d’avoir deviné le plan de Zainal.

– Mais, père, protesta Bazil, le plus conservateur de ses deux fils, consultant du regard Brone qui, à l’évidence, n’avait pas de scrupules à ce sujet.

– Oui, oui, c’est mal de voler, mais c’est tout à fait correct dans l’optique cattenie de venger une insulte. Et Kapash nous a insultés une fois de trop, moi et les miens. Surtout maintenant que j’ai la preuve de sa complicité dans ma déportation.

– Quelle preuve as-tu ? demanda Brone d’un ton neutre.

– J’ai le tableau de service de ce jour-là, et il était de garde. Ce qui signifie qu’il devait surveiller l’embarquement. Je sais qu’il avait ordre de déporter tous les individus arrêtés pendant l’émeute, mais cela n’incluait pas un Catteni.

– Et Zainal n’avait certainement pas participé à l’émeute, dit fermement Kris, regardant Bazil. Moi non plus. Mais j’étais terrienne et inconsciente, et incapable de proclamer mon innocence en cette affaire.

– Alors, qu’est-ce qu’on doit faire pour t’aider, Emassi ? demanda Erbri.

– Puisque toi et Natchi vous avez réparé tous ces monte-charge, pouvez-vous nous aider à les charger ?

– Bien sûr, mais tous les endroits où tu veux entrer sont sécurisés, remarqua Natchi.

– Certains sont même gardés, ajouta Erbri, prudent.

– Court-circuiter les systèmes de sécurité n’est pas un problème, dit Bayes, leur électricien. La plupart ont besoin d’être réparés. Des tas de mauvais contacts.

Il haussa les épaules et ajouta :

– Ils peuvent sauter n’importe quand.

– On peut toujours entrer par les toits, dit Ferris, et Ditsy approuva vigoureusement de la tête.

– Ah, oui ? Et dans quels entrepôts exactement, Ditsy 1 demanda Zainal, soupçonnant qu’il avait fait ses repérages quand il était parti en reconnaissance dans la section des magasins.

– Ceux de Nilink et Luxel, par exemple. On découpe un panneau dans le plafond et, avec un monte-charge sur le toit, on peut charger en un clin d’œil. Et ça laisse les rangées de devant intactes, comme ça personne ne s’aperçoit qu’on a pris quelque chose.

– On peut faire la même chose chez Zerkay. Voler les rangées du fond, et il ne s’en apercevra même pas.

– C’était le plus sympa du lot, dit Kris, l’air consterné.

– Il n’a pas besoin de ce qu’il a volé, et on ne peut pas faire de préférences si on projette un cambriolage général.

– Et ce n’est pas du vol, dit Peran avec force. C’est la restitution de marchandises confisquées qui ont commencé par être volées.

Zainal eut un bref regard pour son fils à la suite de ce sophisme. Brone haussa les épaules, comme pour dire qu’il n’était pas responsable.

– Nous devons avoir soin de ne prendre que ce dont nous pouvons nous servir, ou nous ne vaudrons pas mieux qu’eux, dit Zainal. Où sont nos listes ?

Sally Stoffers ouvrit son livre de comptes et lui en tendit des copies.

– Nilink, c’est sûr. Natchi, calcule combien de monte-charge seront nécessaires pour enlever le tiers arrière de son stock. Kathy, calcule le poids et la place que ça prendra dans la soute. Heureusement, on pourra monter les appareils directement dans le vaisseau dans l’ombre des docks. Il ne devrait pas y avoir trop de monde à l’aube. Parce qu’il nous faudra quand même un peu de lumière.

– On pourrait prévoir quelques diversions, Zainal, proposa Erbri. Rien de violent.

Il était si enthousiaste que Zainal vit le bien-fondé de sa suggestion.

– Il faudra calculer à quel moment exactement, Erbri, mais ce serait utile, et je rembourserai toutes les dépenses.

– Ta parole suffît, Emassi, répondit Erbri.

– Parfait. Nous devons surtout charger ce que Luxel garde jalousement – les composants de satellites et les pneus et batteries de Nilink. Ce sera lourd et volumineux, alors il nous faudra six ou sept monte-charge uniquement pour ces deux sites.

– Je suis volontaire pour ces deux-là, dirent en chœur Bayes et Clune.

– Brone, tu restes en dehors de tout ça, dit Zainal quand le jeune homme leva la main. En fait, Tavis, si tu peux, avec l’aide de Brone, emporter le matériel d’Eric dans le domaine de ta famille, ça vous donnera un alibi à tous les deux.

– C’est vrai, Emassi, dit Tavis, l’air grandement soulagé.

Brone hocha la tête avec dignité, attitude qui le valorisa aux yeux de ses élèves.

Zainal prit de quoi écrire.

– Combien de monte-charge avez-vous pu réparer, Natchi ?

– Ferris nous a aidés, et nous en avons une douzaine en parfait état de marche et munis de batteries.

– Douze…, murmura Zainal, commençant à calculer les poids et le temps que prendraient les allers-retours entrepôts-astronef.

– Après ce qui s’est passé aujourd’hui, personne ne s’étonnera qu’on parte demain, dit Chuck. Mais je pourrais rester à bord pour m’occuper des communications.

– Non, je veux bien m’en charger, dit Brone. Je peux aussi m’occuper des formalités de départ. Je ne crois pas qu’on nous fera des difficultés.

– Bonne idée, dit Zainal, le remerciant de la tête. Maintenant…

Et il commença à donner des ordres, précisant combien de monte-charge devraient se rendre à telle destination.

– Il faudra plus de dix minutes par monte-charge pour faire l’aller-retour jusqu’à l’entrepôt le plus éloigné – celui de Luxel – alors, en donnant une demi-heure à Ditsy et à Ferris pour charger, tu pourras commencer ta diversion à trois heures quarante-cinq,

Erbri. Chuck, Clune, les pneus et les batteries seront plus lourds à charger chez Nilink ; si Erbri monte la garde, vous devriez être de retour en même temps que les garçons. Nonante, toi et ton frère, prenez un autre monte-charge derrière Chuck et Clune. Ce sont les pneus et les batteries – et les essuie-glaces – qui nous manquent le plus. Vous avez le temps de vous reposer un peu. Toi, ajouta-t-il, pointant le doigt sur Gail, tu dois nous faire des panneaux spéciaux.

– Avec plaisir. Qui allons-nous dévaliser, Zainal ?

– Kierse, dit-il.

– Là, je vous accompagnerais volontiers, dit Kris.

– Pas dans ton état. Floss viendra avec moi. Toi et Kathy, dormez sur vos deux oreilles. Demain matin, vous devrez être tout sourire quand nous fermerons notre échoppe au marché.

– Mais si les vols ont été découverts ? demanda Ferris, les yeux dilatés.

Zainal éclata de rire.

– Raison de plus pour fermer notre échoppe et partir en bon ordre.

Très satisfaite de son affectation, Floss accompagna Kris et Kathy à leurs cabines, disant tout haut que Peran et Bazil l’aideraient à nettoyer la cuisine.

– Et ce sera nickel !

Zainal aurait préféré garder ses fils dans l’ignorance de ces larcins, mais comme il avait expliqué les raisons qui inspiraient ces actes, ils comprendraient, espérait-il, qu’il n’agissait pas sans motif. Venger une insulte était une coutume cattenie universellement acceptée, et des insultes avaient été faites non seulement à lui, Zainal, mais aussi à Kris et à Kathy.

Il se réveilla après quelques heures de sommeil et alla à la cuisine pensant que, ce matin, il n’y aurait pas de café à déguster. Il s’étonna d’y trouver Floss, prête à lui en servir une tasse.

– Les hommes de Kapash se croyaient très malins, Zainal, ils pensaient qu’on ne trouve du café que dans des sacs, dit-elle en riant, tandis qu’il humait la vapeur odorante. Mais je venais juste d’en verser trois sacs dans le torréfacteur quand ils sont arrivés. Ils n’ont même pas pensé à venir y regarder. Kris aussi sera contente.

Les autres furent tout aussi satisfaits, comme Natchi et Erbri qui avaient bivouaqué dans la soute en attendant l’aube. Puis, sortant les monte-charge du sas principal dès que Natchi eut annoncé que la voie était libre, ils se séparèrent, chacun flottant vers sa destination.

Flotter en pleine nuit au-dessus du marché fut une expérience étrange, car il était presque désert, et seuls quelques gardes, qui ne chercheraient pas forcément des voleurs au-dessus de leur tête, y circulaient, vérifiant cadenas et serrures. De plus, Zainal avait soin de rester dans l’ombre.

Juste comme il planait au-dessus de l’entrepôt de Kierse, il vit un éclair bleu lui annonçant que Bayes venait de court-circuiter l’alimentation électrique. Ce genre d’incident était si fréquent que les gardes n’y faisaient même plus attention. Zainal avait eu l’occasion de remarquer qu’il y avait des sentinelles près de l’entrepôt de Kierse, alors il descendit du monte-charge et s’engagea dans la sombre allée séparant l’entrepôt de Kierse du suivant. Enroulant à son poignet le câble de guidage du monte-charge, il avança prudemment vers l’entrée à présent déverrouillée. H fut à l’intérieur en quelques secondes. A l’aide d’une minuscule torche, il repéra le matériel dont il voulait soulager Kierse, en représailles de son témoignage contre Kris et Kathy. Il jeta un coup d’œil dans l’allée avant de s’aventurer dehors, puis, s’allongeant confortablement sur sa cargaison, repartit vers le BASS-1, restant dans l’ombre dans la mesure du possible – ce qui signifiait qu’il rasait les toits.

Il entendit le bruit de la diversion qu’Erbri avait promise, sans avoir aucune idée de ce que c’était. Mais quand il arriva à l’astroport, personne ne courait dans les allées et, restant dans les ombres projetées par les spots du sol, il regagna le BASS-1 et entra dans la soute ouverte sans être vu. En quelques instants, il trouva les filets prévus pour attacher les matériels récupérés et, inclinant le monte-charge, il les fît glisser dedans, puis les fixa à la paroi par des crochets. Une ombre soudaine le fit paniquer un instant, puis, avisant les jambes frêles qui pendaient sur le côté, il réalisa que ce ne pouvait être que l’un des garçons. Très lourd, le monte-charge s’abaissa lentement. Il s’en approcha et ouvrit les filets pour recevoir leurs larcins.

– On pourrait faire une autre tournée, dit Ditsy, content de leur succès. On a bidouillé la serrure de sécurité pour qu’elle ne se referme pas.

– Nous ne devons pas être trop cupides, dit Zainal, tout en pensant à l’utilité des pneus arrivés à destination et au caoutchouc qui se détériorait lentement dans l’entrepôt. Attendons que tout le monde soit rentré sain et sauf, ajouta-t-il, comme la proue d’un nouveau monte-charge apparaissait à l’entrée de la soute.

Il renvoya Clune, Ditsy et Nonante chercher un nouveau chargement de pneus et de batteries, puis il décréta la fin de l’opération. Brone revint au vaisseau et les informa que lui et Tavis avaient déménagé l’équipement d’Eric dans le domaine familial de ce dernier, et qu’il viendrait les voir au matin. Brone fit comme s’il ne voyait pas le nouveau contenu de la soute.

Zainal aurait préféré décoller immédiatement, mais il avait de bonnes raisons de vouloir annoncer qu’il partait à la rencontre de nouveaux clients éventuels. Et sa présence sur son site le lendemain d’un vol de grande envergure pouvait détourner les soupçons. A l’échoppe, les pancartes de Gail étaient déjà installées, annonçant sa fermeture. Les habitués du café matinal tournaient en rond comme des âmes en peine, espérant malgré tout la reprise de la distribution. Ce fut aussi un soulagement de constater que les cambriolages de la nuit n’étaient pas encore découverts. Kapash en serait informé sous peu, mais il ne soupçonnerait pas immédiatement Zainal. D s’étonna de voir Kierse parmi les badauds.

– Où allez-vous ? A qui vais-je vendre ces matériels terriens invendables ?

– Je te le dirai quand je le saurai, répondit Zainal, passant son chemin.

Kierse le retint par la manche. Nonante Doyle fit un pas en avant, mais Zainal l’arrêta du regard.

– Mais il faut que je les vende, dit Kierse. Tu as été mon premier acheteur depuis des mois.

– J’étais tout prêt à acheter, mais tu en demandais plus que je ne pouvais payer.

– Je dois dégager un bénéfice pour mes investisseurs, tu le sais.

– C’est ton problème, pas le mien.

Zainal se dégagea, et Kierse n’insista pas, mais il conserva son air abattu. Zainal aurait pu faire pas mal de remarques bien senties sur la cupidité et l’irrationalité de voler du matériel sans savoir s’il y avait un marché pour, mais il avait maintenant une nouvelle idée sur ce petit problème.

– Et si je t’achetais encore du café ?

– Tu en as assez pour tenir un moment, dit Zainal, sans aucune sympathie.

– Et après ?

– Kapash a le reste de mes sacs, suggéra-t-il obligeamment, puis il fit au revoir à Kierse, debout devant l’échoppe, l’air désolé, passant à une autre activité avant qu’un nouveau badaud ne le retienne.

Quand il arriva au bureau pour régler la location d’un meilleur emplacement pour Eric dans le marché, l’assistant de Kapash lui annonça d’un air hautain que le gérant Kapash avait trop de choses en tête pour s’occuper de détails mineurs, mais qu’il rédigerait volontiers le bail pour l’emplacement désiré et lui en donnerait reçu. Zainal fut plutôt soulagé de ne pas revoir Kapash, mais il aurait aimé être une petite souris quand Kapash découvrirait qu’il devait indemniser les marchands (peut-être avec le café en grains dont il était maintenant propriétaire) à la suite du cambriolage de leurs entrepôts censément inviolables. Comme Eric avait beaucoup de clients haut placés, y compris Ladade qui ne portait pas Kapash dans son cœur, Zainal se dit que le dynamique dentiste n’aurait pas de problèmes à affronter Kapash, et même y prendrait plaisir, s’il était assez bête pour contester un bail signé par son propre assistant. Eric était suffisamment astucieux pour mettre à profit la clientèle de Ladade si besoin était. Ferris voulait rester sur Barevi, et Zainal était tenté d’accepter, sauf que sa kleptomanie risquait de poser des problèmes à Eric.

Peran et Bazil avaient pris ici de précieuses leçons, mais pas celles que de jeunes Cattenis – surtout Emassis – devaient apprendre. Brone les avait maintenant bien en main, et ils allaient même jusqu’à aimer leurs cours. Peut-être que cette visite avait amorcé la pompe pour un retour éventuel, se dit Zainal, même si ce premier séjour n’avait pas eu le succès escompté. Pourtant, à certains égards, ils avaient accompli plus de choses que prévu : il avait les informations et les codes essentiels qui bénéficieraient à Botany et à ses projets. Maintenant, il avait d’autres options pour la suite des opérations.

Et il avait une nouvelle idée, qui pouvait résoudre tous leurs problèmes, bientôt sinon immédiatement. Il souhaitait trouver une bonne raison pour exécuter ce plan dès leur départ, afin de donner au groupe de Botany les ressources nécessaires pour acheter tout ce qu’ils étaient venus chercher ; niais agir trop précipitamment pouvait créer plus de problèmes que ça n’en résolvait. Et il était sage de donner aux marchands hésitants un peu de temps pour regretter d’avoir raté l’occasion de vider leurs entrepôts de produits inutiles. Ça leur servirait de leçon.

De plus, pensa-t-il avec humour, ils devaient partir au plus tôt, sinon les bananes seraient trop mûres. Kris s’était mis en tête d’en produire sur Botany. Elle avait été soulagée d’apprendre que, malgré la razzia des hommes de Kapash, ils n’avaient pas vu le café qu’il y avait dans le torréfacteur. Kris se réjouissait de tout ce qui diminuait pour Kapash le bénéfice de sa prétendue « rançon ». En même temps que des bananes, il y aurait du café pour Botany.

– La prochaine fois que nous irons sur la Terre, nous rapporterons des plants de café, dit Zainal pour lui remonter le moral. Je crois me rappeler que, sur l’une des plantations, quelqu’un m’a dit que les plants voyageaient bien et s’adaptaient à de nouveaux environnements, pourvu qu’ils aient assez de chaleur et de pluie.

– Nous retournons sur la Terre, n’est-ce pas ?

– J’ai les informations nécessaires pour déterminer où est allé chaque vaisseau d’esclaves et qui, parmi les personnes disparues, peut encore être localisé à l’endroit où elles ont été vendues, l’assura-t-il.

Elle frissonna, pensant qu’elle avait bien failli être un nom sur ces listes.

– Et nous avons des tas de produits pour soulager la pénurie actuelle.

– Vitali nous a donné des listes à jour et des cartes aériennes, dit Zainal, montrant de la tête le bureau où il conservait ces données.

Puis il se renversa dans son fauteuil, croisant les mains sous la nuque.

– Pourquoi souris-tu comme ça, Zainal ? demanda Kris, soupçonneuse.

– Je crois avoir justifié un petit détour que je veux faire après le départ.

– Un détour ? répéta Kris, perplexe.

Le sourire de Zainal s’élargit.

– Comme dit Chuck, le meilleur endroit pour cacher quelque chose, c’est juste sous le nez des gens.

– Cacher quoi ?

– Je ne te le dirai pas car je pourrais me tromper…

– Qui essaies-tu d’impressionner ? Le jeune Brone ? Parce qu’il l’est déjà assez comme ça.

– Non. En fait, je veux montrer à Botany plus de résultats que nous n’en avons obtenu.

– Je trouve que nous ne nous sommes pas mal débrouillés, dit Kris, encourageante. Sally dit que nous avons fait le plus de bénéfices sur le café…

– Et comme il ne nous a rien coûté…

– A part deux monte-charge volants… et nous avons tout un assortiment de pièces pour les sats com, plus les pneus, les batteries et les bougies – mais tout ça, c’est pour la Terre, non ?

Zainal acquiesça de la tête.

– Ainsi, tu veux retourner sur la Terre juste pour des plants et des grains de café ?

– Et si possible pour trouver quelqu’un capable de gérer la culture et la conservation du café.

– Et la torréfaction, dit fermement Kris. Je crois que je n’attraperai jamais le coup de main.

– Pourtant, tes tentatives nous en ont sauvé une partie.

Elle rougit, pais eut un sourire hésitant.

– Oui, mais ce n’était pas prévu. J’ai toujours un compte à régler avec ce détestable Kapash.

– Oh, nous avons commencé à le régler la nuit dernière, cher cœur, dit-il en se levant.

Sortant de leur « bureau », il l’embrassa chaleureusement.

– Je me demande si Brone a jamais visité la décharge spatiale.

Elle le regarda sans comprendre.

Ils eurent l’autorisation de quitter Barevi le lendemain matin, avec Kathy aux commandes, consentante mais un peu nerveuse, qui désengagea le KDM du dispositif d’amarrage et l’engagea doucement dans la circulation en route vers la station spatiale. Quand ils l’eurent dépassée, Zainal fit signe à Kathy de lui céder son siège.

– Mais j’ai tout fait correctement, non ?

– Oui, Capitaine, mais nous faisons un petit détour, dit Zainal, modifiant les paramètres pour que le BASS-1 vire vers la décharge spatiale.

Presque immédiatement, une unité-com bourdonna, et Zainal répondit.

– Vous venez de changer de trajectoire, BASS-1. Y a-t-il un problème ?

– Non. J’ai prévenu votre officier de service hier, capitaine. Nous voulons voir si nous trouvons un réservoir à eau de KDM dans les débris spatiaux. Il nous en manque un.

– Conférence précipitée à la station.

– D’accord, BASS-1, dit une voix que Zainal ne reconnut pas. Vous avez le champ libre. Bonne chance.

– J’espère que ce n’était pas Ladade, marmonna Kris, plus pour elle que pour Zainal.

– Non, ce n’était pas lui, dit Zainal. Seul l’officier de service hier savait que mon plan de vol comportait un détour par la décharge.

– J’ignorais que nous avions besoin d’un réservoir.

– Je veux voir ce qu’il y a d’autre, Kathy, au cas où il nous en faudrait un, dit Zainal, ralentissant le BASS-1 à l’approche des débris spatiaux.

– Comment vas-tu trouver un réservoir dans tout ça ? demanda Kathy.

– Oh, l’un de nous peut repérer ce que nous cherchons. Vois si tu remarques des objets qui ont l’air déplacé au milieu des autres.

– Répète ? dit Kathy, en pleine confusion.

– Brone, viens à la salle de contrôle. Au trot, dit Zainal à l’inter com.

– Oui, capitaine, répondit Brone immédiatement.

Brone arriva avec Peran et Bazil qui coincèrent leurs corps d’adolescents sur le strapontin près de Kris, et bouclèrent leur harnais car ils étaient maintenant en apesanteur. Kathy avait quitté le fauteuil du copilote quand Zainal avait appelé Brone, mais elle se cramponna au rail de sécurité pour ne rien rater de ce qui se préparait.

Les objets, tourbillonnant sur eux-mêmes – fragments de coques, membrures structurelles parfois fusionnées en un seul bloc –, continuèrent à décrire leur orbite loin de Barevi. Zainal adapta sa vitesse à la leur et, utilisant habilement ses boosters, s’inséra doucement dans la masse mouvante, ajustant sa vitesse à mesure qu’il s’enfonçait plus profondément au milieu des débris.

– Equipage, observez bien la parade, et signalez tout objet qui ne devrait pas être là.

Peran émit un grognement.

– Comment veux-tu qu’on sache ce qui ne devrait pas être là ? demanda-t-il.

– Tu penses à des choses comme ce truc qui ressemble à un grand pain de mie 1 demanda Kathy, montrant un objet tournoyant dont la surface noire et mate reflétait la lueur des feux, de position.

– Où ? demanda Zainal.

– Oh, je dirais à onze heures, répondit Kathy, pointant le doigt.

– Le scanner annonce un contenu métallique, dit Brone, lisant les données sur l’écran.

– On dirait un immense pain, répéta Kathy. Cerclé de lourdes chaînes, pour que ce qu’il contient ne tombe pas.

Zainal en approcha doucement le KDM.

– Il y en a un exactement pareil à quatre heures, dit Kris.

– Et plein de métal également, dit Brone, après avoir vérifié sur son écran.

– Pourquoi ce métal n’est-il pas en liberté dans la nature avec les autres trucs ? demanda Kathy.

– Non seulement les alarmes de proximité retentissaient, mais ils entendaient de tout petits objets rebondir sur la coque du BASS-1.

– Très bonne question, Kathy, dit Zainal, l’air très content de lui.

Il alluma l’inter com.

– Chuck, va te placer devant le sas. Nous allons essayer de pêcher quelques ordures spatiales. Peux-tu dissiper l’électricité statique comme tu l’as fait pour le sat com ?

– Bien sûr, Zainal, dit Chuck. Tout de suite. Je vérifiais le chargement.

Ils étaient tout proches du « pain » quand Chuck annonça qu’il avait rejoint le sas, avec une chaîne pour dissiper l’électricité statique.

– Ouvre le sas et prépare-toi à l’apesanteur, dit Zainal qui, manœuvrant adroitement ses boosters, positionna le BASS-1 parallèlement au futur captif. Puis, sonnant le klaxon d’alarme, il annula la gravité. De nouveau, l’objet lança des éclairs quand la chaîne le contacta, puis fut doucement attiré dans le sas, qui se referma sur sa prise.

– Ne bouge pas, Chuck. Il y en a peut-être un deuxième.

Sur la ligne ouverte, ils entendirent Chuck s’étonner de ce qu’ils pourraient bien faire d’ordures de cette saleté de décharge.

– Parce qu’elles sont juste sous notre nez, répliqua Zainal, énigmatique.

– Oh ! s’écria Chuck, toujours perplexe.

Dès que le second « pain » fut dans le sas, Zainal ordonna sa fermeture et restaura la gravité.

– Et maintenant, on dégage, dit-il, tournant le nez de l’astronef vers tribord et le dirigeant doucement, par de petites poussées précautionneuses de ses boosters, hors de la décharge et vers l’espace libre. Capitaine Harvey, si tu veux bien reprendre les commandes, nous pouvons maintenant rentrer à Botany pleins gaz.

– Oui, Zainal, dit-elle, encore intriguée par le détour.

– Tiens, voilà un autre « pain » à trois heures, dit Peran en le montrant.

– C’est vrai. Tu as l’œil, Peran, dit joyeusement Zainal en lui ébouriffant les cheveux, chose que l’adolescent détestait mais qui détournerait son attention. Ce sera intéressant de voir s’il est toujours là quand nous reviendrons. En attendant, allons voir le résultat de notre pêche.

Peran et Bazil furent ravis de l’invitation.

– Tu viens, Kris ? demanda Peran.

– Dans l’espoir d’assouvir mon insatiable curiosité, dit Kris.

Ces derniers temps, Peran et Bazil étaient beaucoup plus gentils avec elle, mais elle pensait que ça n’avait pas grand-chose à voir avec l’influence de Brone. Leur attitude avait commencé à changer juste après qu’elle avait arraché Ferris aux griffes de Kapash. Sa gaieté lui manquerait, mais il était en de bonnes mains avec Eric et Tavis, et elle était contente que Zainal ait cédé et lui ait permis de rester sur Barevi.

– OK, Zainal, dit Chuck, quand ceux de la salle de contrôle l’eurent rejoint au sas. Je n’aurais jamais pensé que j’irais un jour pêcher des ordures dans une décharge !

– C’est parce qu’elles étaient là, Chuck, dit Zainal. On a des tenailles pour couper ces chaînes ? ajouta-t-il, impressionné par celles qui entouraient les deux objets.

Ditsy dit qu’il en avait, et fila dans la soute où lui et Natchi rangeaient les outils dont ils se servaient pour réparer ce qu’ils trouvaient dans les décharges de Barevi. Il n’eut pas assez de force pour les sectionner, mais Brone, si. Les chaînes tombèrent sur le sol, et Zainal ôta le premier couvercle. H siffla entre ses dents, puis inclina l’objet pour en faire glisser le contenu sur le sol sous les yeux émerveillés des assistants.

– Jackpot ! dit Ditsy, s’agenouillant pour ramasser une poignée de pièces d’or. Dites donc, regardez ! Une couronne !

Il ramassa une énorme couronne sertie de pierres précieuses et se la posa sur la tête. Elle lui tomba sur les épaules, car beaucoup trop large pour son crâne.

Kris ramassa un bandeau en or, puis, parmi les pièces d’or, une longue tige surmontée d’un globe à une extrémité.

– On dirait un sceptre, dit-elle, s’efforçant de prendre un air royal. Ça ressemble bien aux Eosis d’entrer à la Tour de Londres et de voler les bijoux de la Couronne !

Zainal leva dans sa main une magnifique coupe en or, au bord serti de gemmes qui scintillèrent dans les lumières de la soute.

– Et ça, c’est une coupe de Cellini, dit Kris en la montrant. J’en ai vu de pareilles dans un musée. Les Eosis ne prenaient vraiment que ce qu’il y a de mieux. Et les pièces, qu’est-ce que c’est ?

Zainal soupira.

– Elles auraient pu nous servir.

Il en laissa tomber quelques-unes entre ses doigts.

– Ecus d’or cattenis, accompagnés de demis et de quarts. Venant sans doute de l’or extrait de domaines eosis, ou des loyers qu’ils touchaient sur Barevi. Ces pièces ont été frappées sur Barevi. Regardez le B gravé dessus.

H le montra à l’assistance admirative.

Fasciné par les lourdes pièces, Bazil se mit à en faire des piles avant de les renverser d’un geste désinvolte.

– Je ne savais pas qu’il pouvait exister tant de pièces, dit-il, impressionné. On a acheté tout ce qu’on voulait juste avec ça, ajouta-t-il, en prenant deux poignées qu’il laissa retomber, tintinnabulantes, sur le sol du sas.

Il courut après l’une qui roulait vers le bord du pont, la rattrapant juste avant qu’elle ne disparaisse dans une fente près d’une poutre. Il la remit soigneusement avec les autres.

– Si on retournait sur Barevi, on pourrait acheter tout ce qu’on veut !

– On pourrait sans doute, Bazil, mais pas aujourd’hui. Je ne veux pas éveiller les soupçons, dit Zainal. Kapash et Ladade se douteraient de quelque chose.

– Est-ce que notre détour n’éveillera pas leurs soupçons ?

– Peut-être, mais bien qu’ils soient cupides, le KDM est plus rapide qu’aucun de leurs vaisseaux, et j’ai expliqué pourquoi nous venions à la décharge. Il n’est pas exceptionnel pour un astronef de fouiller dans les décharges spatiales. Et aussi ils auraient dû nous surveiller très attentivement pour voir ce qu’on a pris.

– Mais j’ai vu d’autres « pains », dit Bazil.

– Nous avons d’autres chats à fouetter pour le moment.

– Ils ne s’envoleront pas, dit Kris.

– l’aimerais leur mettre le nez dans leur mouise, dit Chuck, serrant les dents au souvenir de tous les affronts et délais infligés par les marchands. Tu crois que c’était une bonne idée, Zainal ?

– Ce serait stupide de retourner maintenant. J’ai dit que je cherchais un réservoir. Pour quelqu’un nous observant de la station, ces objets ont à peu près la taille et la forme idoines. Ils n’ont pas encore découvert nos travaux de la nuit dernière. Je ne tiens pas être sur Barevi quand ils s’en apercevront. Rangeons ces objets. Et qu’est-ce qu’il y a dans l’autre ?

Le cylindre contenait des toiles soigneusement roulées, des portraits et des paysages dont Kris reconnut quelques-uns.

– Les Eosis savaient vraiment quoi emporter, mur-mura-t-elle, enroulant soigneusement une toile.

– Tu parles, dit Zainal. Et tu as repéré un autre « pain », Peran ?

– Oui, père.

– Bon, nous n’y retournerons pas maintenant. Nous savons ce que nous cherchons, et Ladade et Kapash l’ignorent. Espérons que la ruse des Eosis tiendra jusqu’à notre retour, quand nous reviendrons repérer tous les objets insolites de cette décharge.

– Et ça ressemble vraiment à des pains de mie, dit Kris, avec une nuance de respect pour ce subterfuge. Qui aurait été capable de penser à ça !

Brone reparut dans le sas avec de quoi écrire et se mit en devoir de faire un inventaire. Floss essaya la couronne, qui lui allait mieux qu’à Ditsy, mais elle la déclara trop lourde.

– C’est gênant sur la tête…, dit-elle d’un ton emphatique, mais sans s’expliquer davantage.

Puis elle repéra un bracelet serti de diamants et de rubis qu’elle attacha à son poignet. Très contente de cette parure, elle se mit à chercher d’autres bijoux parmi les pièces d’or. Les garçons en trouvèrent, et elle eut bientôt les deux bras couverts de bracelets, et des bagues à tous les doigts.

– J’aurais jamais pensé voir un jour tant de diams. Ni tellement de cailloux différents, roucoula Floss, se pavanant dans le sas, levant les bras pour faire admirer ses bijoux à la manière d’un mannequin. Qu’est-ce qui te plairait, Kris ? Diamants, émeraudes, rubis ou saphirs ? C’est le moment de nous mettre sur notre trente et un.

Kris fut attirée par l’élégance translucide des perles, et en enroula plusieurs longs rangs autour de son cou, imitant la démarche et les postures de Floss.

– Super ! approuva Floss.

– Il faudra rendre les bijoux de la Couronne, dit Kris, presque à regret, car ces objets n’étaient pas aussi précieux pour eux que les matériels volés sur la Terre par les Cattenis, seulement plus beaux.

Elle déroula les rangs de perles et les posa soigneusement sur les genoux de Brone.

– Viens, Floss, il faut trouver quelque chose pour envelopper ces merveilles. Je crois qu’il me reste des sacs en papier et des étiquettes.

– Des sacs à café pour ces babioles, hein ? dit-elle allègrement, niais elle passa l’après-midi, avec Jax. Kiznet, Gail et Kathy, à jouer avec les bijoux avant de les envelopper, tandis que Brone les inventoriait.

– Ça n’achèterait pas grand-chose dans un bazar de la Terre, dit-elle une fois avec dédain. Qui irait troquer du pain pour ce genre de trucs ?

– Mais un pays, peut-être, dit Kris, se rappelant ses leçons d’histoire tout en protégeant la couronne d’une vieille serviette déchirée. A ce compte-là, la serviette a plus de valeur que la couronne sur le marché. Sic transit gloria mundî.

Elle termina l’emballage de la couronne par une petite tape.

– Sic transît Gloria… qui c’est, cette Gloria ? demanda Floss, curieuse.

– C’est du latin, et ça se réfère à la nature transitoire des vanités humaines.

– Hé, regarde-moi, Gloria, je ne suis pas malade ! pouffa Floss.

– Vois où tout cela avait fini, dit Kris, montrant les nombreux bijoux pas encore emballés. Dans une décharge d’ordures, orbitant à des centaines de miles de la civilisation.

– Enfin, si on peut dire que Barevi est civilisée, remarqua Floss avec dédain.